La soutanelle

Publié le par Ernest J. Brooms

Il a huit ans.

Il vit à la campagne. On lui a appris la vie comme on raconte une histoire. Il y a les épis gonflés. L'odeur de la terre fraîchement retournée. Et surtout, plein d’espoir naïf en l’avenir.

Il a pu quitter l’école, face à l’église : une vieille est morte. Son père chante la messe devant l’harmonium poussiéreux. Et lui, il est enfant de chœur, « un petit rouge » comme ils disent au pays. Il a, en effet, enfilé sa soutanelle rouge et le surplis blanc finement brodé à la taille.

Ite missa est. Il supporte la lourde croix du Christ argenté devant le cortège et le curé courbé en soutane noire articule des mots inutiles et mystérieux. Les mains accrochées à la grille de l’école, les autres enfants le regardent, dépités. Et lui, il marche fier comme un pape. Vedette d’un jour. Le break Buick roule au pas, chargé de couronnes. Derrière, aux premiers rangs, la famille et les amis pleurent ; plus loin, les langues se délient et les plus délurés racontent des blagues, impatients de rejoindre l’unique bistrot du village et d’ingurgiter une bière fraîche.  

L’enfant marche, fier et droit, ignorant les regards. Hors du temps.  

L’étroit chemin vers le cimetière longe les prairies où des chevaux apeurés galopent au rythme de la marche funèbre de Chopin qui lui met les tripes à vif. Il pense que le jour où il mourra, il faudra que le soleil soit lourd, qu'il n'y ait plus de fanfare ni de « petit rouge » pour éviter qu'un autre enfant ne porte une croix. Il ne retournera pas à l’école ce matin.

Le temps passe, il attend comme un cadeau le prochain mort. Les enterrements se succèdent, ses pas prennent de l’assurance et ces jours-là, il jubile : ce ne sont pas les clients qui manquent !

Le curé l’appelle en urgence à la nuit tombante. Une autre mort s’annonce. Ce sont les derniers instants. Ils partent tous deux à travers les rues obscures, lui en soutanelle et le curé portant précieusement une boîte en argent contenant le Saint Chrème, mélange d’huile d’olive et de baume, l’huile des malades… l’extrême-onction. Leur chemin croise une grenouille de bénitier qui, sans hésiter, s’agenouille dans une flaque d’eau et se signe au passage de cet étrange couple rouge et noir. L’enfant bombe le torse et ne peut réprimer un sourire à la vue de cette mégère qui aura bientôt son tour…

Il grandit, doit quitter le village pour l’internat d’un collège de Jésuites. En ville. Il sert encore la messe dans une petite chapelle mais… il n’y a plus d’enterrements. La nostalgie de la mort l’envahit. Les autres, ils sont sportifs, font des blagues, parlent des filles, chahutent et fument en cachette… Lui, il s’isole, relégué au dernier rang et au fond de la classe. Durant les vacances, il se mêle à la foule des endeuillés et suit les cortèges funèbres, jalousant l’enfant de chœur qui parade en tête.

Il a dix-huit ans. L’heure du choix. Il sera prêtre !

Il le devient et la chance est de son côté : il remplace le vieux curé de son village. Les enfants de chœur se font de plus rares et leurs habits sont rangés dans les larges tiroirs de la sacristie. Des laïcs ont désormais pris leur place. Bigots, bigottes lui présentent les burettes, font la quête, allument l’encensoir… et lors des enterrements, le curé part seul en voiture jusqu’au cimetière mais reste le maître des cérémonies. A lui d’accompagner les familles dans la mort, de prendre la parole pour vanter les mérites du défunt, d’exalter l’émotion, de faire descendre le cercueil dans le trou. Dans ses rêves les plus fous, il se voit enfilant la soutane rouge des cardinaux mais la réalité est tout autre. Il doit même quitter sa soutane noire pour le costume gris foncé de clergyman.

Dans la sacristie, il contemple souvent ses chasubles de toutes les couleurs, du violet au vert, du rouge au noir, de l’or à l’argent pour les grands jours.

Les années passent. Ses parents sont morts depuis longtemps. La paroisse est sa seule famille. C’est le temps des rides et des cheveux blancs. Un soir, la mort lui fixe un ultime rendez-vous. Dernier jour de gloire.

Le curé du village voisin assure la cérémonie. Une lettre lui a été remise par une dame de confiance. Ce sont les dernières volontés du prêtre décédé. Ni fleurs, ni couronnes mais…

Le curé allume un grand cierge blanc, s’incline devant la dépouille, étale soigneusement sur le cercueil un court surplis blanc et une soutanelle rouge…

Dehors, le soleil est lourd.


EJB 

Dans la collection "Rouge !", Françoise Guérin publie ce texte sur Mot Compte Double. Pour lire les commentaires émis sur son site cliquez ici.

Publié dans Mes Nouvelles

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A
j ai profite pour lire tes textes , tes nouvelles. Toujours aussi bien. Ca va j ai su entrer à nouveau sur le site les diabletteriesA bientot
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D
Que de souvenirs à travers ce très beau texte qui me rappelle,sans connaître ce mot,que j'ai porté la soutanelle durant quelques années.Comme"enfant de choeur",j'ai aussi vécu des funérailles comme tu les décris:fanfare pour certains...bière(s)fraîche(s)pour d'autres avant l'arrivée au cimetière...Tout ca est tellement vrai.Toutefois,je ne ressentais pas de fierté comme ton petit garçon et pour l'avouer,ma plus grande"fierté" était de faire la collecte surtout côté "femmes"(de mon temps,les sexes étaient séparés)A chacun ses petites joies et je n'avais sans doute pas la vocation.Amitiés.GérardPS.Merci de me faire savoir si j'ai bien suivi tes conseils...
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R
C'est avec un plaisir coutumier que je prends connaissance des tes derniers écrits.Comme plusieurs, j'ai évité la soutane mais pris la soutanelle en son temps..C'est vrai que d'être servant de messe, enfant de chœur comme nous disions, faire les collectes et revêtir le surplis, donnait l'impression de servir une cause et si le curé était sympa, d'être utile à quelque chose.Merci pour le rappel de ces lointains souvenirs.
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F
elle a du être triste sa vie de petit curé...big bisous
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