Etage 4
Un hôpital. Etage 4. Service oncologie. Le va-et-vient pressé des infirmières et des médecins. Leur sourire, leur gentillesse, leur disponibilité. Et des inconnus, des inconnues, dans les chambres, réunis dans la même lutte contre le crabe. Je ne compte plus le temps, ces trop longues de chimiothérapie, d’injections de produits aux noms étranges. Nous sommes ailleurs, à un endroit que les gens ne connaissent pas ou veulent ignorer. Les gens, ils courent la ville, font leurs achats, se promènent le long du fleuve, se faufilent dans les ruelles, visitent les musées, prennent le frais dans la cathédrale, boivent un verre sur une terrasse, les enfants courent, la vie est là, elle est belle… ils ne le savent pas.
Etage 4. Un homme avance vers moi. Grand, chauve et imberbe. Accroché à son statif porteur de poches transfusées via son cathéter, il me sourit et lance « T’as vu mon parapluie ? ». Puis, des mots simples : « … j’ai appris que tu étais là, il y a des années qu’on ne s’est plus vus, que fais-tu ? tu lis ? tu préfères les romans ou la B.D. ? Moi, …» Et les phrases défilent évitant toute allusion à la maladie. C’est encore la vie qui mène le jeu. Et un lien se crée. Nous nous parlons comme si nous nous étions vus la veille, le temps a perdu toute dimension. Le temps n’a plus d’importance, lui qui rythmait notre quotidien, lui derrière qui nous courions. Dehors, les voitures se poursuivent, les gens pressent le pas, les aiguilles des montres s’affolent, les avions décollent, les trains partent, un peu de retard et c’est la catastrophe, le temps, le temps…
Etage 4, dans le silence et l’attente, l’homme sourit. Moi aussi. Nous nous sommes toujours connus. Et les mots ne sont plus nécessaires pour qu’on se comprenne. Comme de vieux amis qui ont tout vécu ensemble… sans jamais l’avoir fait. Une amitié qui a la fulgurance de la maladie. Toute en intensité, en raccourci mais aussi en force. Un sourire, un dernier mot, à demain ou à la semaine prochaine et je me retrouve seul, plus apaisé et serein. Plus fort pour combattre la bête, plus déterminé. Je sais maintenant que l’homme est là, deux chambres plus loin et que nous continuons à nous parler en silence, dans la riche banalité de notre conversation. Finalement, je me dis que c’est la souffrance, la douleur des bien-portants qui me fait mal.
Etage 4, quelques mois plus tard. Le nouvelles ne sont pas bonnes. Cette fois, c’est moi qui vais vers l’homme. Il est calme. Un peu trop. Moins de mots. Mais le même calme, le même humour. Nous nous parlons en quelques rares mots couverts. Nous savons. Une BD sur le lit, un fond musical, l’éternelle perfusion, dehors, il pleut. En moi, aussi. Mais rester, être présent, réinventer la communication, l’amitié nouvellement née a déjà pris une grande vigueur. On la dirait ancienne. Puis, je retourne dans ma chambre poussant mon porte-poches devant moi mais c’est l’homme qui me tient la main, je le sais. Le médecin sort quelques mots d’humour mais son visage est sombre. Il me donne une petite tape amicale dans le dos. J’ai peur !
Etage 4. Je suis revenu à la maison. L’homme est resté. Je me sens mal d’avoir reçu la permission de partir et lui, pas. J’ose à peine regarder la porte de sa chambre. Un mélange d’amertume, de lâcheté, de révolte. Quelques jours passent. Un coup de fil. L’homme est mort ! En moi, quelque chose aussi.
Ernest J. Brooms