NE PLEURE PAS JEANNETTE - D. AKAKPO

Publié le par Brooms E.J.

 Tu marchais à petits pas pressés, Jeannette, parce que tu n’aimes pas être en retard, parce que la rue est généralement déserte. Ce matin-là, de bonne heure, tu as aperçu une voiture garée le long du trottoir et deux hommes  qui avaient l’air de s’avancer dans ta direction. Tu n’as pas eu peur, tu t’es même sentie rassurée en reconnaissant les uniformes bleus. Des policiers, pas de souci à te faire. Mais ils t’ont barré la route, Jeannette. Contrôle d’identité. Ils voulaient voir tes papiers. Et toi, tes papiers, enfin ta précieuse carte d’identité plastifiée, tu l’avais laissée à la maison, par précaution, de peur qu’on te la vole. Pauvre Jeannette. Tu leur as expliqué aux deux hommes en bleu qu’il n’y avait pas de problème, que tu la leur apporterais dans la journée au commissariat. Ils ont ri. Tu leur as proposé de t’accompagner chez toi pour que tu la leur montres, ta carte nationale d’identité. Tu leur aurais même montré tes quittances de loyer, tes fiches de paie, tes quittances d’électricité, tu n’avais rien à te reprocher. Ils n’ont rien voulu entendre et tu t’es retrouvée embarquée au poste sans ménagements. Ils étaient tellement contents d’avoir mis la main sur une sans-papier, encore une. Leur patron serait satisfait, c’était bon pour l’avancement, pour les statistiques, et tout et tout…  Ils t’ont traitée comme une délinquante. Tu as eu droit à une fouille en règle. Elle n’a eu aucune pitié la fliquette qui t’a regardée te déshabiller, a lourdement insisté : « La culotte aussi, qu’est-ce que tu crois ? Ben dis donc, on voit que t’as l’habitude de te dépoiler souvent, tu fais ça bien ! » Tu tremblais, tu pleurais, Jeannette. Tu n’avais même plus le cœur à ouvrir la bouche pour répéter que tu étais française et que tu l’apporterais ta carte d’identité. D’autant plus que ça les faisait hurler de rire, les mecs comme la femme, quand tu répétais que tu étais française ! Et les larmes coulaient sur la peau noire de tes joues.

 

 

 

Bien sûr, l’affaire s’est arrangée par la suite. Tu as été reçue par un haut fonctionnaire qui  t’a présenté de belles excuses, mais toi, tu ne l’oublieras  pas ce moment d’humiliation, ce moment où l’on t’a traitée comme une moins que rien.

J’aimerais te rencontrer, Jeannette. On prendrait un verre ensemble, je te raconterais des histoires un peu moins lamentables que la tienne mais tellement bêtes et méchantes qu’on arriverait peut-être à en rire, tout au moins à en sourire. Je te raconterais comment un flic imbécile, à l’époque où les cartes d’identité se faisaient au commissariat de quartier, s’était esclaffé devant ma demande de renouvellement : « Z’avez épousé un étranger ! Z’êtes plus française, saviez pas ? Peux pas refaire votre carte, faut aller au tribunal chercher un papier. Et fonctionnaire, en plus, ben, faut qu’elle se dépêche la petite dame si elle veut pas perdre son boulot ! » Il était content, il m’avait fiché une belle frousse, le gros lard calé dans son fauteuil en skaï ! Je te raconterais comment certains voisins ne répondaient pas au bonjour de la femme du Noir, au sien encore moins ! Comment des mamans à la sortie de l’école maternelle glosaient sans vergogne sur mon ventre proéminent : « Savoir si elle va en faire un deuxième en couleur ! » Comment j’avais retiré ma fille de chez une nounou parce que son imbécile de mari la faisait marcher toute seule devant, parce qu’il ne fallait pas lui donner la main, parce qu’il ne fallait pas que les gens puissent penser que la petite bronzée aux cheveux frisés faisait partie de la famille ! Mon chèque à la fin de chaque semaine, il ne le refusait pas pour sa famille ! Je pourrais te parler de cette laborantine qui, la bouche en cœur, avait jugé bon de me féliciter d’avoir adopté deux petites filles étrangères et que j’avais mouchée en lui décochant : « J’ai eu tout le plaisir de les faire moi-même, madame ! » Et je te parlerais aussi du père de ces petites filles que deux flics bourrés comme des huîtres avaient  verbalisé un soir pour avoir grillé un feu rouge qui était aussi vert qu’une plante verte. De cette automobiliste qui avait embouti l’arrière de sa voiture et qui, refusant de reconnaître sa responsabilité l’avait abreuvé de : « T’as rien à dire, tu ferais mieux de rentrer chez toi, dans ton pays. » « Et vous, madame, avec le nez en lumignon que vous vous trimballez, vous feriez mieux de ne pas en sortir de chez vous ! » Il avait craqué, le gentil Black : ma foi, chacun se bat avec ses armes. Je te parlerais de ces petites filles qui se demandaient pourquoi elles n’étaient pas invitées à certaines fêtes d’anniversaire, de cette professeure de français, indigne de ce nom, qui se refusait à accorder une note supérieure à 12 aux bronzés de sa classe. Quant aux portes d’appartement qui se fermaient quand tu arrivais pour visiter : « Désolé, je viens de louer ! », tu dois connaître ça, Jeannette. Et les caissières qui pressent le client noir : « Dépêchons, monsieur, la dame attend derrière vous ! » La dame, elle sourit et déclare en avançant sa main ornée d’une alliance et tenant la carte de paiement : « J’ai tout mon temps, nous sommes ensemble. » Et elle s’amuse de voir la caissière changer de couleur. On pourrait passer des heures à échanger nos mésaventures. En tout cas, moi, j’en ai une sacrée collection ! On arriverait peut-être à en rire, parce que tout ce que je te raconterais là ne serait que du vieux, remonterait à pas mal d’années. Mais je crois que les larmes l’emporteraient sur le rire quand on se rendrait compte que ça n’a pas changé avec le temps, que ça ne s’est pas amélioré, que les choses ont même empiré. Et l’on reprendrait un verre, Jeannette, et on se demanderait ce qu’on pourrait bien faire pour que le monde soit meilleur, qu’il n’y ait plus de discrimination, d’abus de pouvoir. Je ne suis pas sûre qu’on trouverait la solution.

Danielle AKAKPO

Publié dans Auteurs invités

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"Et l’on reprendrait un verre, Jeannette, et on se demanderait ce qu’on pourrait bien faire pour que le monde soit meilleur, qu’il n’y ait plus de discrimination, d’abus de pouvoir. Je ne suis pas sûre qu’on trouverait la solution." En tous cas ce texte y contribue, merci.
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