Horloges, par Tontolino
J'ai connu des temps où le temps comptait un peu moins qu'aujourd'hui. Quand tu demandais l'heure, on ne te donnait jamais une réponse précise: c'était "presque trois heures" ou "trois heures passées" et c'était à toi d'imaginer combien de minutes il manquait ou combien étaient passées. Le temps n'avait pas la même valeur pour tout le monde.
Tandis que les personnes âgées glissaient dans leur poche un oignon qui ne marchait plus depuis longtemps, les jeunes mettaient fièrement leur montre à leur pouls, les remontaient avant d'aller se coucher et constataient le matin que tout au plus elles se trompaient d'une minute ou deux. C'était peu de chose car le soir ils pouvaient synchroniser les montres à l'heure exacte de la télé. Un peu avant vingt heures – avant, on disait huit heures du soir - on était tous là dans l'attente des bips. A huit heures précises, des milliers, peut-être des millions de pouces appuyaient en même temps sur la roulette. Ensuite les index déplaçaient les aiguilles des horloges à coucou de la forêt noire, ceux qui ne se taisaient jamais et auxquels tu aurais bien volontiers tordu le cou.
J'avais un voisin qui était obsédé par les horloges. Il en avait de tous genres et partout chez lui. Quand tu entrais, elles faisaient un bruit assourdissant de basse-cour. Comme dans une tour de Babel du temps, elles indiquaient chacune une heure différente mais quand le clocher de l'église de Saint Jean battait les heures, tous ces petits mécanismes diaboliques semblaient se taire pour se mettre à l'écoute de l'heure de Dieu. Et puis il y avait les pendules solitaires qui sanglotaient au salon. On ne les touchait jamais: ils s'étaient arrêtées un jour se refusant d'indiquer l'heure des vivants.
Lino