LES LIVRES A UN SOU

Publié le par Ernest J. BROOMS

Les livres à un sou

 

D’autres images : je me goinfre de mon « quatre-heures », avalant tartines sur tartines, pour faire durer ce temps de répit. Puis, je monte d’un pas lourd, vers mon bureau pour « faire mes devoirs », j’ouvre cahiers et livres et reste à écouter la vie champêtre du dehors. Pas longtemps. Dès que la sonnette de la porte d’entrée annonce l’arrivée d’une cliente – ma mère était coiffeuse -, je sais que c’est l’heure de la récré. Je grimpe l’escalier de bois qui mène au grenier et là, je retrouve mon univers de poussières et de toiles d’araignées, de vieux jeux éparpillés et trois caisses en carton remplies de revues datant des années trente, de la jeunesse de mon père quand il avait mon âge. Je me cale dans un coin sur une vieille couverture et je m’envole.

 

Des revues à un sou, un sou pour s’évader, pour vivre des aventures dont les héros se tiraient de situations périlleuses, un sou pour voir le Bien triompher du Mal et pas un sou pour le sexe qui ne polluait jamais l'intrigue. Ces fascicules ne furent pas conservés par les bibliothèques nationales : le papier était trop fragile, on parlait de « pulpe » de papier et, en Amérique, de « pulp fiction »…

 

J’y découvrais la peur mêlée au fantastique dans les histoires de Harry Dickson, le « Sherlock Holmes américain ». J’ignorais qui écrivait ces histoires. J’appris plus tard qu’il s’agissait du belge Jean Ray (« Malpertuis »). De l’écriture purement alimentaire. Un épisode tous les jours pendant sept ans, une centaine d’histoires aux titres frissonnants : Les Détrousseurs de cadavres, Le Crucifié, Le signe de la mort, La pieuvre noire, L’île de la terreur, Les mystérieuses études du Dr. Drumm… Je revois encore cet homme ligoté sur une table, les jambes écartées alors qu’une immense scie grignotait le bois de la table et allait couper le héros en deux dans le sens de la longueur jusqu’au moment où… la sonnette de la porte d’entrée résonnait annonçant le départ de la cliente. Il fallait redescendre sur terre quatre à quatre.

 

Dans les caisses, il y avait aussi les aventures de Nick Carter, personnage créé par John Russel Coryel. Et surtout, William Frederic Cody, dit Buffalo Bill, “Pahaska”  en sioux, figure mythique de la Conquête de l’Ouest, exterminateur de bisons qui entra dans la légende grâce à l’écrivain Ned Buntline… Les vrais livres sont peut-être ceux dont le héros parvient à faire oublier le nom de l’auteur.

 

Une dernière image : Buffalo Bill affronte un cruel indien, tombe de cheval et au moment où l’indien lève son couteau sur le héros à terre… la sonnette de la porte d’entrée sonne, sifflant la fin de la récréation. Je descends à la cuisine et ma mère me lance :

-     Alors, tu le connais ton texte, maintenant ?

-     « Une grenouille vit un bœuf qui lui sembla de belle taille.

       Elle qui n'était pas grosse en tout comme un oeuf,

       Envieuse s'étend, et s'enfle, et se travaille pour égaler l'animal en grosseur… ». 

 

 Ernest J. Brooms

 

  "Les livres à un sou..." sur le site de Françoise Guérin, "Mot Compte Double".

Publié dans Mes Nouvelles

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D
J'aime particulièrement "le rire moqueur des copains et l'ire de l'instituteur" (surtout quand l'école est finie!) et "il fallait redescendre sur terre quatre à quatre". <br /> Merci, @ bientôt, <br /> Dominique
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